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viernes, enero 5

Troie, la fin d’un monde



(Un texte de Stéphane Foucart lu dans Le Monde du 23e août 2014)

Entre 1200 et 1180 avant notre ère, la violence et le chaos s'abattent non seulement sur Troie et les villes de Grèce continentale, mais aussi surtout le Proche-Orient. Mais quelles sont les causes de ces destructions?

Impossible de l'ignorer plus longtemps, nous devons faire face à un sérieux problème de dates. Voici, à grands traits, les données de ce problème. Les fouilles conduites à HisarIik (Turquie), dans le nord-ouest de l’Anatolie, sur le site de l'antique Troie, suggèrent qu'un siège, suivi de la prise et de la destruction de la ville, a bel et bien eu lieu entre 1200 et 1180 avant notre ère.

Ce verdict de l'archéologie correspond aux datations de certains auteurs de l’antiquité : le grand Eratosthène, par exemple (Ille siècle avant J.-C.), qui se trompait peu, situait: la chute de Troie 408 ans avant la première olympiade, c'est-à-dire autour de 1183 avant notre ère. La datation en elle-même n'est donc pas le problème. Celui-ci est ailleurs : à cette date, toutes les fières cités de Grèce continentale (Mycènes, Tirynthe, Pylos, etc.) censées avoir envoyé leurs navires et leurs troupes à l'assaut de Troie sont réduites en cendres ou sur le point de l'être. Comment penser que les rois de villes détruites ou moribondes se seraient souciés d'un ennemi lointain, alors que la pérennité de leur pouvoir était menacée?

La quasi-simultanéité, voire l'antériorité, des destructions survenues en Grèce, note l'archéologue Eric Cline (université de Washington), «rend difficile d'argumenter en faveur d'une prise de Troie par les Grecs, comme le raconte Homère dans l’Iliade, sauf à imaginer que les palais de Grèce continentale ont précisément été attaqués et détruits parce que tous leurs guerriers étaient au loin, à se battre sous les remparts de Troie». Un tel scénario est d'autant plus incertain que les causes mêmes des grands incendies qui ravagent à cette époque Mycènes, Pylos ou Tirynthe ne sont pas connues avec certitude: les traces de combat et de siège ne sont pas évidentes. Calamités naturelles ? Révoltes internes ? Tous les scénarios sont possibles.

Il y a, en réalité, une alternative bien plus crédible. Elle tient à l'un des phénomènes parmi les plus troublants et les plus énigmatiques de l'histoire ancienne. Entre 1200 et 1180 avant notre ère, à la toute fin de l'âge du bronze, ce ne sont pas seulement Troie et les villes de Grèce continentale qui sont détruites : celles des côtes anatoliennes le sont aussi. Dans l'intérieur des terres, les principales cités de l'Empire hittite, qui régnait depuis un demi-millénaire sur l’Anatolie et la Haute Mésopotamie, sont ravagées. Plus au sud, les principaux centres urbains de Chypre sont dévastés. Sur le territoire de l'actuelle Syrie, Ies cités d'Ougarit, d’Alep[U1] , d'Emar, de Kadesh et de Qatna sont elles aussi anéanties. Toujours plus au sud, au Levant, ce sont Akko, Megiddo, Ashdod ou encore Ashkelon qui font les frais d'impitoyables destructions. La violence et le chaos semblent s'abattre sur l'ensemble de la région. Les systèmes politiques s'effondrent, l'économie s'arrête. La Méditerranée orientale entre dans une période de quatre siècles de régression culturelle, de rétrécissement des pouvoirs politiques, de simplification des sociétés. Seul le bien nommé Pays éternel, l'Egypte, demeure tel qu'en lui-même.

Que s'est-il passé? Le matériel archéologique ne permet pas toujours de connaître avec certitude les causes de ces destructions en série. Mais bien souvent, les archéologues découvrent des murs effondrés, les traces de terribles incendies, le tout arrosé de pointes de flèche et de balles de fronde, signes de violents combats… Comme si une ou plusieurs armées avaient systématiquement mis à sac, en quelques années, les grandes cités de la région. Comme si chacune avait connu sa propre « guerre de Troie ».

Parfois, les tablettes retrouvées dans les ruines des palais abandonnés témoignent directement des événements. Ainsi le dernier souverain du royaume d'Ougarit, un dénommé Ammurapi, écrit-il au début du XIIe siècle avant J.-C. à son suzerain le roi de Chypre, qu'il nomme « mon père », selon les usages diplomatiques de l'époque: « Mon père, les navires ennemis sont venus. Ils ont mis le feu à des villes et ont commis d'horribles choses dans le pays. (…) Les sept navires ennemis qui sont venus nous ont fait beaucoup de mal. Si les navires ennemis reviennent, fais m'en rapport afin que je le sache. » Selon toute vraisemblance, ces mots de terreur confiés à l'argile n'auront pas le temps d'être envoyés avant le retour de l'ennemi. La missive n'a pas été retrouvée chez son destinataire mais à Ougarit, dans le palais même d’Ammurapi, là où les tablettes devaient être cuites avant d'être acheminées. On ignore ce qu'il advint du roi, mais le sort de sa ville ne fait aucun doute : Ougarit est assiégée, prise, mise à sac et enfin détruite par le feu, sans doute vers 1185 avant J.-C.

Qui est le redoutable adversaire dont parle Ammurapi ? La clé ou plutôt l'une des clés de l'énigme est peut-être inscrite sur les murs du temple de Médinet Habou, en Haute Egypte, où Ramsès III a fait inscrire les événements marquants de son règne. Pour sa huitième année, soit 1177 avant J.-C., il déclare: « Les pays étrangers firent une conspiration dans leurs îles. D'un coup, ils quittèrent en masse leurs terres pour combattre. Nul pays ne sista devant leurs bras (...). Ils établirent leur camp en un lieu du pays d’Amurru, dont ils dévastèrent le peuple et dont ils désolèrent tant la terre que ce fut comme si elle n’avait jamais été. Puis ils avancèrent vers l'Egypte, mais le feu était préparé devant eux. Leur confédération comprenait les Peleset, les Tjekker, les Shekelesh, les Danouna, les Weshesh. Ayant déjà fait tant de conquêtes, ils se disaient, le cœur plein de confiance : "Nos plans réussiront. » La suite fait état d'une bataille conduite à l'embouchure du Nil dont les troupes égyptiennes sortent victorieuses : nombre d'assaillants sont tués, d'autres sont emmenés, captifs, promis à une vie de servitude.

Ces terribles guerriers arrêtés par l'Egypte mais dont les navires terrorisent toute la région, l'égyptologue français Gaston Maspero (1846-1916) les a baptisés « peuples de la mer ». L'expression est restée. Sont-ils les véritables tombeurs de Troie, comme l'imaginent certains archéologues ? Il est d'autant plus aisé de le penser qu'il se trouvait probablement des Grecs parmi eux. Dans l'Iliade, Homère utilise trois termes pour qualifier les Grecs rassemblés devant les remparts d'Ilion : il les nomme tantôt Achéens, tantôt AIgiens, parfois Danéens. Or dès la fin du XIXe siècle, l'égyptologue Emmanuel de Rougé (1811-1872) fait le lien entre l'Iliade et l'inscription de Médinet Habou : dans les Danouna de Ramsès III, il voit les Danéens d'Homère. C'est-à-dire des Grecs.

Les partisans de cette thèse aiment citer le quatorzième chant de l'Odyssée. De retour dans son île d'Ithaque, mais toujours clandestin, Ulysse se fait passer pour un guerrier grec, ayant participé au siège de Troie. Il raconte qu'à l'issue du pillage de la ville, il a armé neuf vaisseaux et mis le cap sur l'Egypte. « Je fis mouiller dans le Nilles navires arqués. Alors, je demandai à mes fidèles compagnons de rester auprès du vaisseau pour le garder (...). Mais pris par la violence et n’écoutant que leur ardeur, ils pillèrent bientôt les très beaux champs des Egyptiens, emmenèrent les femmes et les petits enfants, tuèrent les guerriers. L’alarme fut donnée en ville (...) La plaine se remplit de fantassins, de chars, d'éclairs de bronze. » La suite du récit ne fait pas mystère de la débâcle : « Plus d'un des tres fut tué, et plus d'un emmené vivant vers le travail forcé. »

Pour certains historiens, la tradition pourrait avoir conservé, dans ces quelques vers de l'Odyssée, la mémoire d'une attaque conduite par des Grecs en Egypte - attaque qui pourrait bien être celle de 1177 avant J.-C., racontée par Ramsès III. L'enchaînement des événements correspond d'ailleurs assez bien, la destruction de Troie étant légèrement antérieure à cette date. De plus, sur les murs du temple de Médinet Habou, les représentations des assaillants évoquent parfois l'équipement des guerriers du monde égéen...

Des Grecs auraient été parmi les conjurés alors même que leur propre monde s'écroulait ? Nous en revenons à ce problème de dates. « Les peuples de la mer étaient-ils des migrants venus du nord, ayant traversé le monde égéen en détruisant les palais des Grecs mycéniens avant de poursuivre vers l'Egypte ?, s'interroge l'historien britannique Michael Wood (université de Manchester). Ou étaient-ils en réalité composés de Grecs mycéniens - guerriers sans attaches, armées de mercenaires mises en mouvement par la destruction de la fragile stabilité de leur propre monde, pour des raisons économiques, sociales ou autres ? »

La tradition elle-même semble appuyer ce dernier scénario. Car dès que Troie tombe, il n'est plus question de bravoure, de combats singuliers, de nobles querelles entre aristocrates. Le Sac d'Won, le poème attribué à Arctinos de Milet qui narre la fin de la cité, a certes été perdu, mais des résumés ultérieurs nous donnent la substantifique moelle de l'horreur sacrilège du saccage de la ville. Le bon Priam, son vieux roi, est abattu, et son cadavre laissé sans sépulture est jeté à ses chiens; le sage Ulysse « aux mille ruses » arrache le fils du défunt prince troyen Hector, le petit Astyanax, des bras de sa mère Andromaque et le précipite du haut des remparts de la ville ; la belle Polyxène, fille de Priam, est égorgée 'sur la tombe d’Achille ; une autre princesse troyenne, Cassandre, pourtant réfugiée dans le sanctuaire d’Athéna, est violée pàr Ajax avant d'être passée au fil de l'épée. L'héroïsme guerrier a disparu au profit d'une sauvagerie barbare.

La chute de Troie a comme un parfum de fin du monde. « Il est vrai qu'il est tentant d'y voir une sorte de métaphore de l'effondrement de la Méditerranée orientale », résume l'archéologue Eric Cline. C'est peut-être la raison de l'extraordinaire pérennité de l'histoire, qui marquerait symboliquement la fin de l'âge du bronze et le début de l'âge du fer -  un âge qui sera aussi celui de deux grandes inventions méditerranéennes : le monothéisme et la démocratie. Comme si, en somme, la guerre de Troie marquait la fin d'un monde, et le début du nôtre.

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