Troie, la fin d’un monde
(Un texte de
Stéphane Foucart lu dans Le Monde du 23e août 2014)
Entre 1200 et 1180 avant
notre ère, la violence et le chaos s'abattent non seulement sur Troie et les
villes de Grèce continentale, mais aussi surtout le Proche-Orient. Mais quelles
sont les causes de ces destructions?
Impossible de l'ignorer plus longtemps, nous devons faire face
à un sérieux problème de dates. Voici, à grands traits, les données de ce
problème. Les fouilles conduites à HisarIik (Turquie), dans le nord-ouest de l’Anatolie, sur le site de l'antique
Troie, suggèrent qu'un siège, suivi de la prise et de la destruction de la ville,
a bel et bien eu lieu entre 1200 et 1180 avant notre ère.
Ce verdict de l'archéologie correspond aux datations de
certains auteurs de l’antiquité : le grand Eratosthène, par exemple (Ille siècle
avant J.-C.), qui se trompait peu, situait: la chute de Troie 408 ans avant la
première olympiade, c'est-à-dire autour de 1183 avant notre ère. La datation en
elle-même n'est donc pas le problème. Celui-ci est ailleurs : à cette date,
toutes les fières cités de Grèce continentale (Mycènes, Tirynthe, Pylos, etc.) censées avoir envoyé leurs navires et leurs troupes à
l'assaut de Troie sont réduites en cendres ou sur le point de l'être. Comment
penser que les rois de villes détruites ou moribondes se seraient souciés d'un ennemi
lointain, alors que la pérennité de leur pouvoir était menacée?
La quasi-simultanéité, voire l'antériorité, des
destructions survenues en Grèce, note l'archéologue Eric Cline (université de
Washington), «rend difficile d'argumenter en faveur d'une prise de Troie par
les Grecs, comme le raconte Homère dans l’Iliade, sauf
à imaginer que les palais de Grèce continentale ont
précisément été attaqués et détruits parce que tous leurs guerriers étaient au loin, à se battre
sous les remparts de Troie». Un tel scénario est d'autant plus incertain
que les causes mêmes des grands incendies qui ravagent
à cette époque Mycènes, Pylos ou Tirynthe ne sont pas connues avec certitude:
les traces de combat et de siège ne sont pas évidentes. Calamités naturelles ?
Révoltes internes ? Tous les scénarios sont possibles.
Il y a, en réalité, une alternative bien plus crédible. Elle
tient à l'un des phénomènes parmi les plus troublants et les plus énigmatiques
de l'histoire ancienne. Entre 1200 et 1180 avant notre ère, à la toute fin de l'âge du bronze, ce ne
sont pas seulement Troie et les villes de Grèce continentale qui sont détruites
: celles des côtes anatoliennes le sont aussi. Dans l'intérieur des terres, les
principales cités de l'Empire hittite, qui régnait depuis un demi-millénaire
sur l’Anatolie et la Haute Mésopotamie, sont ravagées. Plus au sud, les
principaux centres urbains de Chypre sont dévastés. Sur le territoire de
l'actuelle Syrie, Ies cités d'Ougarit, d’Alep[U1] ,
d'Emar, de Kadesh et de Qatna sont elles aussi anéanties. Toujours plus au sud,
au Levant, ce sont Akko, Megiddo, Ashdod ou encore Ashkelon qui font les frais
d'impitoyables destructions. La violence et le chaos semblent s'abattre sur
l'ensemble de la région. Les systèmes politiques s'effondrent, l'économie
s'arrête. La Méditerranée orientale entre dans une période de quatre siècles de
régression culturelle, de rétrécissement des pouvoirs politiques, de
simplification des sociétés. Seul le bien nommé Pays éternel, l'Egypte, demeure
tel qu'en lui-même.
Que s'est-il passé? Le matériel archéologique ne permet
pas toujours de connaître avec certitude les causes de ces destructions en série.
Mais bien souvent, les archéologues
découvrent des murs effondrés, les traces de terribles incendies, le tout
arrosé de pointes de flèche et de balles de fronde, signes de violents combats…
Comme si une ou plusieurs armées avaient systématiquement mis à sac, en
quelques années, les grandes cités de la région. Comme si chacune avait connu
sa propre « guerre de Troie ».
Parfois, les tablettes retrouvées dans les ruines des palais
abandonnés témoignent directement des événements. Ainsi le dernier souverain du
royaume d'Ougarit, un dénommé Ammurapi, écrit-il au début du XIIe siècle avant J.-C.
à son suzerain le roi de Chypre, qu'il nomme « mon
père », selon les usages diplomatiques de l'époque: « Mon
père, les navires ennemis sont venus. Ils ont mis le feu à des villes et ont commis d'horribles choses dans
le pays. (…) Les sept navires ennemis qui sont venus nous ont
fait beaucoup de mal. Si les navires ennemis
reviennent, fais m'en rapport afin que je le sache. » Selon toute vraisemblance, ces mots de
terreur confiés à l'argile n'auront pas le temps d'être envoyés avant le retour
de l'ennemi. La missive n'a pas été retrouvée chez son destinataire mais à
Ougarit, dans le palais même
d’Ammurapi, là où les tablettes devaient être cuites avant d'être acheminées.
On ignore ce
qu'il advint du roi, mais le sort de sa ville ne fait aucun doute : Ougarit est
assiégée, prise, mise à
sac et enfin détruite par le feu, sans
doute vers 1185 avant J.-C.
Qui est le redoutable
adversaire dont parle Ammurapi ? La clé ou plutôt l'une des clés de l'énigme est
peut-être inscrite sur les murs du temple de Médinet Habou, en Haute Egypte, où
Ramsès III a fait inscrire les événements marquants de son règne.
Pour sa huitième année, soit 1177 avant J.-C., il déclare: « Les pays
étrangers firent une conspiration dans leurs îles. D'un coup, ils quittèrent en
masse leurs terres pour combattre. Nul pays ne résista
devant leurs bras (...). Ils établirent leur camp en un lieu du
pays d’Amurru, dont ils dévastèrent
le peuple et dont ils désolèrent tant la terre que ce fut comme si elle n’avait
jamais été. Puis ils avancèrent vers l'Egypte, mais le feu était préparé devant
eux. Leur confédération comprenait les Peleset, les Tjekker, les
Shekelesh, les Danouna, les Weshesh. Ayant déjà fait tant de conquêtes,
ils se disaient, le cœur plein de confiance : "Nos plans réussiront.
» La suite fait état d'une bataille conduite à l'embouchure du
Nil dont les troupes égyptiennes sortent victorieuses : nombre d'assaillants
sont tués, d'autres sont emmenés, captifs, promis à une vie de servitude.
Ces terribles guerriers arrêtés par l'Egypte mais dont
les navires terrorisent toute la région, l'égyptologue français Gaston Maspero
(1846-1916) les a baptisés « peuples de la mer ». L'expression est restée.
Sont-ils les véritables tombeurs de Troie, comme l'imaginent certains archéologues
? Il est d'autant plus aisé de le penser qu'il se trouvait
probablement des Grecs parmi eux. Dans l'Iliade,
Homère utilise trois termes pour qualifier les Grecs rassemblés devant les
remparts d'Ilion : il les nomme tantôt Achéens, tantôt AIgiens, parfois Danéens. Or dès la fin du XIXe siècle,
l'égyptologue Emmanuel de Rougé (1811-1872) fait le lien entre l'Iliade et l'inscription de Médinet Habou : dans les Danouna de
Ramsès III, il voit les Danéens d'Homère. C'est-à-dire des Grecs.
Les partisans de cette thèse aiment citer le quatorzième
chant de l'Odyssée. De retour dans son île d'Ithaque, mais toujours
clandestin, Ulysse se fait passer pour un guerrier grec, ayant participé au siège
de Troie. Il raconte qu'à l'issue du pillage de la ville, il a
armé neuf vaisseaux et mis le cap sur l'Egypte. « Je fis
mouiller dans le Nilles navires arqués. Alors, je demandai à mes fidèles
compagnons de rester auprès du vaisseau pour le garder (...). Mais pris
par la violence et n’écoutant que leur ardeur, ils pillèrent bientôt les très
beaux champs des Egyptiens, emmenèrent les femmes et les petits enfants,
tuèrent les guerriers. L’alarme
fut donnée en ville (...) La
plaine se remplit de fantassins, de chars, d'éclairs de bronze. » La
suite du récit ne fait pas mystère de la débâcle : « Plus d'un des nôtres
fut tué, et plus d'un emmené vivant vers le travail forcé. »
Pour certains historiens, la tradition pourrait avoir
conservé, dans ces quelques vers de l'Odyssée, la mémoire d'une attaque
conduite par des Grecs en Egypte - attaque qui pourrait bien être celle de 1177
avant J.-C., racontée par Ramsès III. L'enchaînement des événements
correspond d'ailleurs assez bien, la destruction de Troie étant légèrement
antérieure à cette date. De plus, sur les murs du temple de Médinet Habou, les
représentations des assaillants évoquent parfois l'équipement des guerriers du
monde égéen...
Des Grecs auraient été parmi les conjurés alors même que
leur propre monde s'écroulait ? Nous en revenons à ce problème de dates. « Les
peuples de la mer étaient-ils des migrants venus du nord, ayant
traversé le monde égéen en détruisant les palais des Grecs mycéniens
avant de poursuivre vers l'Egypte ?, s'interroge l'historien britannique
Michael Wood (université de Manchester). Ou étaient-ils en réalité
composés de Grecs mycéniens - guerriers sans attaches, armées de
mercenaires mises en mouvement par la destruction de la fragile stabilité de
leur propre monde, pour des raisons économiques, sociales ou autres ? »
La tradition elle-même semble appuyer ce dernier
scénario. Car dès que Troie tombe, il n'est plus question de bravoure, de
combats singuliers, de nobles querelles entre aristocrates. Le Sac d'Won, le
poème attribué à Arctinos de Milet qui narre la fin de
la cité, a certes été perdu, mais des résumés ultérieurs nous donnent la
substantifique moelle de l'horreur sacrilège du saccage de la ville. Le bon
Priam, son vieux roi, est abattu, et son cadavre laissé sans sépulture est jeté
à ses chiens; le sage Ulysse « aux mille ruses » arrache le fils du
défunt prince troyen Hector, le petit Astyanax, des bras de sa mère Andromaque
et le précipite du haut des remparts de la ville ; la belle Polyxène, fille de Priam, est égorgée 'sur la tombe d’Achille ;
une autre princesse troyenne, Cassandre, pourtant réfugiée dans le sanctuaire d’Athéna, est violée
pàr Ajax avant d'être passée au fil de l'épée. L'héroïsme guerrier a disparu au
profit d'une sauvagerie barbare.
La chute de Troie a comme un parfum
de fin du monde. « Il est vrai qu'il est tentant d'y
voir une sorte de métaphore de l'effondrement de la
Méditerranée orientale », résume l'archéologue Eric Cline. C'est
peut-être la raison de l'extraordinaire pérennité de l'histoire, qui
marquerait symboliquement la fin de l'âge du bronze et le début de l'âge
du fer - un âge qui sera aussi celui de deux
grandes inventions méditerranéennes : le monothéisme et la démocratie. Comme si, en somme, la guerre de
Troie marquait la fin d'un monde, et le début du nôtre.
Etiquetas: Pequeñas historias de la Historia
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