Le massacre du 22 août 1914
(Un article d’Antoine
Flandrin lu à Le Monde du 23e août 2014, un siècle après ce que raconte)
Par une chaude journée d'été, les soldats français montent au front,
fidèles à leur doctrine de l'offensive à outrance. En face, les Allemands
ajustent leurs mitrailleuses. À la fin de la journée, 27 000 Français tomberont
sous la mitraille ennemie. Ce sera le jour le plus meurtrier de l'histoire de
France.
Charleroi, Rossignol, Morhange : trois
défaites cuisantes dont la France n'a jamais voulu se souvenir. Le 22 août 1914,
sous un soleil de plomb, des dizaines de milliers de soldats tout juste
mobilisés, épuisés par des jours de marche forcée dans leur pantalon rouge
garance, vont brutalement connaître leur baptême du feu. Foudroyée par la puissance
de feu de l'artillerie allemande, l'armée française vit alors les heures les plus
sanglantes de son histoire : 27 000 soldats sont tués dans la seule journée du 22
août, soit autant que pendant toute la guerre d'Algérie (1954-1962).
Du 20 au 26 août, au cours de la phase terminale de la bataille des
frontières, qui se déroule le long des frontières franco-belge et
franco-allemande, les Français sont chassés de la vallée de la Sambre, de la forêt
des Ardennes et du bassin lorrain au prix de pertes effroyables : près de 100 000
morts au mois d'août, qui, avec septembre 1914, sera le mois le plus meurtrier de la première guerre mondiale. Le soir du 22, les Allemands ne sont même
pas sûrs d'avoir remporté la victoire tant leurs pertes sont également élevées -
plus de 10 000 de leurs hommes ont été tués. Leur commandement hésite à pourchasser les soldats français. Ce qui permet à ces derniers de
battre en retraite jusqu'à la Marne d'où ils repousseront les Allemands, début septembre.
A Charleroi, le 22 août 1914 fut la « première bataille du XX siècle
», selon les historiens Damien Baldin et Emmanuel Saint Fuscien
- auteurs de Charleroi, 21-23 août 1914 (Tallandier, 2012). Comme à Rossignol, dans les Ardennes
belges, les soldats tombent sous les balles des mitrailleuses et des fusils. Ces
armes, qui n'ont cessé d'être perfectionnées au cours du XIXe siècle,
sont d'une efficacité redoutable : la mitrailleuse française Hotchkiss dispose d'une
puissance de feu de 400 à 600 coups par minute. Les fusils de la Révolution et
de l'Empire, qui pouvaient tirer trois balles sphériques, à condition d'être
manipulés par un soldat expérimenté, font
figure d'antiquités à côté du Lebel et, surtout, du Mauser allemand, plus
précis, capables de tirer 20 coups par minute et à longue distance.
Plus destructeurs encore, les canons lourds et les canons de campagne.
Devant la citadelle de Namur, les Allemands en installent 400, dont plusieurs
de gros calibre au bruit assourdissant qui effraie les soldats.
Les civils belges ne sont pas épargnés non plus, victimes pour certains
d'atrocités commises par les soldats allemands : 383 civils sont ainsi
massacrés ce 22 août à Tamines, dans la banlieue de Charleroi. Certains sont exécutés,
d'autres utilisés comme bouclier humain, des femmes sont violées. Les soldats allemands
tirent depuis le clocher des églises. A Charleroi, des combats ont lieu pour la
première fois dans les rues, les maisons, les usines.
L'artillerie allemande se révèle supérieure et plus mobile que celle des Français. « Chaque armée allemande dispose d'un corps de cavalerie équipé en
mitrailleuses et en hommes à pied, capable de se projeter en avant et de
tenir une position, complète Damien Baldin. Ce qui n'est pas le cas des
Français, qui ont, pour leur part, constitué un corps de cavalerie pour plusieurs
armées. Durant les premières semaines de la guerre, celui-ci a évolué très loin
des armées et s'est fatigué en parcourant de grandes distances. »
Ce 22 août 1914, à 7 heures du matin, lorsque les dragons (cavaliers
français) pénètrent dans le village de Rossignol, ils tombent nez à nez sur des uhlans (cavaliers allemands). Le combat s'engage.
Les dragons repoussent l'ennemi vers la forêt voisine
qui s'étend jusqu'à Neufchâteau. Mais ils sont cueillis à l'orée du bois par un
feu nourri. L'épais brouillard qui s'était formé à l'aube se lève. Retranchés
dans le bois, les Allemands, qui ignoraient jusque-là la position des Français,
obtiennent alors une idée assez claire des effectifs, de l’organisation et de
la localisation des troupes qui s'avancent, aidés en cela au préalable par la
reconnaissance efficace de la cavalerie allemande et par la remontée rapide des
informations au sein de la chaine de commandement.
« Les Français, en revanche, restent convaincus de n'avoir qu'un faible rideau de troupes devant eux. C'est là un avantage tactique
fondamental que viennent d'acquérir leurs adversaires. Ils le conserveront toute
la journée », note Jean-Michel Steg, auteur
du Jour le plus meurtrier de l'histoire de France, 22 août 1914 (Fayard,
2013).
Les Allemands, qui ont mis en place leur artillerie de campagne sur des positions au nord-ouest et au nord-est de Rossignol, pilonnent le village. Le commandement
français, qui ne jure que par la doctrine de l'offensive à outrance, réagit de
la même manière sur tous les champs de bataille des Ardennes et de Lorraine : dès
lors qu'une opposition se fait jour, l'ordre est donné d'attaquer sur-le-champ.
Les soldats français, dont les postures sont héritées de l'Ancien Régime et de
l'Empire, montent à l'assaut en se tenant droit, parfaitement visibles avec
leur pantalon rouge garance. « Les attaques répétées des soldats
français contre des positions protégées par des tranchées, même improvisées, rencontrent un
échec total : les assaillants sont tous fauchés les uns après les autres »,
fait valoir Jean-Michel Steg.
Cette bataille n'avait pourtant été ni prévue ni anticipée. Le 20 août, le
général Joffre, commandant en chef des opérations, ne sait pas exactement dans
quelle direction marchent les troupes allemandes. Les renseignements fournis
par l'aviation, la cavalerie de reconnaissance, les prisonniers et l'espionnage
lui permettent d'établir qu'une armée allemande se dirige vers l'Entre-Sambre-et-Meuse et une autre vers
la Lorraine. « Joffre en déduit que le point faible du front allemand se trouve
entre les deux. Il décide d'attaquer au centre, à travers les Ardennes belges »,
affirme Jean-Claude Delhez, auteur de La Bataille des frontières, Joffre
attaque au centre, 22-26 août 1914 (Economica, 2013), qui a recensé quinze
batailles perdues par les Français dans ce secteur, le 22 août.
Sur les fronts de Sambre et de Lorraine, le commandement français
s'attendait à des offensives allemandes limitées. Un calcul basé sur la
certitude qu'un déferlement des troupes allemandes sur la Belgique laisserait
le front Est dégarni, ouvrant la voie à une invasion russe. La déconvenue est
de taille. À Charleroi et à Mons, la Ve armée du général Lanrezac,
épaulée sur sa gauche par le corps expéditionnaire britannique, est prise à la gorge
par trois années allemandes. A partir du 20 août, les Allemands infligent de
lourdes pertes aux Français en Lorraine, à Morhange, Dieuze et Sarrebourg. Une
déroute qui sera attribuée au corps d'armée constitué de réservistes provençaux
accusés à tort de débandade collective. Le Plan Schlieffen, pourtant connu dans
ses grandes lignes par l'état major français, est jusque-là appliqué avec
succès.
Ces victoires, qui ouvrent la voie à l'invasion du nord de la France, permettent
à l'Allemagne d'occuper les bassins houillers de Lorraine et de Sambre jusqu'à la
fin de la guerre. « L'exploitation des minerais de fer va lui
permettre de soutenir son industrie militaire, indique Jean-Claude DeIhez. Sans
cet avantage économique, les Allemands n'auraient pas pu tenir pendant quatre ans.
»
Si les combats sanglants de Verdun (21 février -19 décembre 1916) et du Chemin
des Dames (16 avril -24 octobre 1917) ont été
amplement décrits dans les correspondances des soldats, rien de comparable n'existe
pour Charleroi, Rossignol ou Morhange. Ces batailles, longuement étudiées
par les historiens dans l'entre-deux-guerres, sont devenues
muettes. Dans la mémoire collective, y compris militaire, le succès de la bataille de la Marne (5-12 septembre 1914) a
progressivement gommé l'échec de celle des frontières, qui est venue à être
considérée comme un simple engagement préliminaire à la victoire française la
plus emblématique de toutes les guerres.
Les historiens qui redécouvrent le 22 août 1914 aujourd'hui peinent à
chiffrer précisément les pertes françaises enregistrées. Mais le chiffre de 27
000 tués, avancé par l'historien Henry Contamine, en 1970, a été abondamment
repris depuis, sans être véritablement discuté. Jean-Claude Delhez, qui a opéré
des recoupements à partir des journaux de marche et opérations français, de la documentation
sur les cimetières et les hôpitaux locaux, mais uniquement pour le front des
Ardennes, estime le nombre de morts français sur tous les fronts à 25 000 pour cette
seule journée.
Etiquetas: Pequeñas historias de la Historia, s.XX
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